Un géant parmi les pics

Pouvant atteindre 55 cm de longueur, le pic noir (Dryocopus martius) est le plus grand pic du monde (à l’exception des pic à bec ivoire et pic impérial nord-américains, tous deux aujourd’hui considérés comme éteints).

Présent de l’Europe de l’ouest à la Chine et au Japon, sa taille et son insatiable activité de charpentier en font l’un des plus importants « ingénieurs forestiers » de l’ensemble des forêts d’Europe et d’Asie.

Les cavités qu’il creuse dans le tronc des grands arbres sont autant de sites de reproduction ou de refuges pour des dizaines d’espèces animales, des insectes à de nombreux oiseaux et mammifères.

Pourtant, si sa biologie et son écologie sont aujourd’hui relativement bien connues, certains traits liés à cette espèce constituent encore parmi les énigmes les plus insolites de l’ornithologie moderne !…

Un montagnard à l’assaut des plaines

Encore considérée comme une espèce montagnarde jusque dans les années 1950, il commença à coloniser les plaines quelques années plus tard sans que l’on comprenne vraiment pourquoi.

Depuis, il a entamé une véritable colonisation massive du centre puis de l’ouest de la France, atteignant aujourd’hui la Bretagne et l’ensemble de la façade Atlantique. Diverses hypothèses ont été émises pour tenter d’expliquer ce phénomène, notamment liées à des changements de pratiques sylvicoles depuis quelques décennies. La présence de bois morts semble être un facteur clé mais ne suffit sans doute pas, à lui seul, à expliquer un mouvement d’une telle ampleur.

En parallèle de cette expansion et alors qu’il était autrefois considéré comme une espèce nécessitant de vastes territoires liés aux grands massifs forestiers, il s’installe maintenant volontiers dans des milieux ouverts, de plus en plus fragmentés, et jusqu’au cœur des bocages de l’ouest maritime.

 

Le plus long suivi jamais réalisé sur le pic noir !

Initié en 1982, mais avec des données datant déjà de 1977, ce projet au long cours s’est attelé à caractériser la dynamique de l’ensemble des territoires d’une forêt de 4000 ha et de ses bois périphériques (soit un total de 8000 ha) dans le nord de la France. Il s’agit là à la fois du plus long suivi jamais réalisé sur le pic noir, puisque se sont aujourd’hui 46 années de données qui se sont accumulées, et du plus vaste car il s’étend sur l’ensemble d’un massif forestier. Durant cette période, la population de pic noir de cette forêt est progressivement passée de 5 à 10 territoires (et plus de 15 si on inclus les bois périphériques), au sein desquels près de 300 loges ont été recensées et 107 nids observés, dont 59 entièrement suivis.

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Ce travail, phase 1 de ce projet qui s’est achevée à l’été 2022, a notamment abouti à plusieurs constatations majeures :

  • Malgré un territoire pouvant atteindre 800 ha pour un couple, le pic noir n’a fondamentalement besoin que de très petites surfaces pour établir une zone de nidification récurrente. Si la végétation s’y prête, quelques hectares peuvent suffire aussi longtemps qu’une zone d’alimentation adjacente de taille suffisante est disponible.
  • Sur une période de près d’un demi-siècle, et donc à l’échelle de plusieurs générations d’adultes, les territoires sont peu mobiles aussi longtemps que le couvert forestier reste favorable. Par ailleurs, l’organisation spatiale des territoires est très dépendante de la topographie du site.
  • En deçà de la densité maximale de territoires que peut supporter un massif forestier, des zones pourtant très favorables peuvent rester vierges d’activité car situées à l’interface de deux territoires adjacents. Ces « zones tampons » tendent à disparaitre quand la densité des territoires s’approche de son potentiel maximum.
  • En situation de faible densité de population, les zones dortoir récurrentes des mâle et femelle d’un même couple ont tendance à être clairement isolées et plus ou moins distantes. Au fur et à mesure de l’augmentation de cette densité, cette caractéristique semble régresser considérablement et il devient fréquent que ces deux zones fusionnent, mâle et femelle se couchant alors jusqu’à une centaine de mètres l’un de l’autre.
  • Enfin, la colonisation progressive des plaines par le pic noir s’accompagne localement d’une augmentation de la densité des territoires. Celle-ci ne semble pas suivre un front de colonisation linéaire mais semble commencer par une saturation progressive des grands massifs forestiers, suivie par une occupation de plus en plus large des bois périphériques de plus petites tailles ainsi que par une adaptation croissante de l’espèce aux milieux fragmentés.

L’ensemble des résultats de ce travail scientifique est en cours de publication.

Une vie sociale encore mystérieuse

Possédant l’un des modes de vie les plus solitaires parmi les pics du monde, les relations au sein du couple et entre territoires voisins restent mal connues chez le pic noir. Oiseau très discret en été, on ne sait, de plus, qu’encore peu de choses sur les relations qu’entretiennent les adultes avec leurs jeunes après l’envol du nid.

Or, mieux appréhender la dynamique du couple, les processus d’émancipation des jeunes et les relations inter-territoriales sont d’une importance majeure pour mieux évaluer le taux de mortalité de chaque nouvelle génération et l’impact des activités humaines sur l’espèce.

Durant les semaines fatidiques qui suivent cette émancipation, ceux-ci vont devoir apprendre à devenir des charpentiers hors pair avant de quitter le territoire familial et se lancer à la conquête du monde. Les conditions précises de cet apprentissage autant que la dynamique de dispersion des jeunes restent encore à découvrir.

 

Une traque de ses secrets les plus intimes

Pour la phase 2 de ce projet, l’utilisation de caméras automatiques constituera un élément clé pour caractériser, en fonction des saisons et de la structure des territoires, à la fois les relations entre adultes au sein du couple et les relations entre adultes et jeunes, après l’envol du nid de ces derniers. Ultérieurement, cette méthode sera renforcée par la technique du radiotracking qui permettra un suivi plus systématique des mouvements de chacun au sein de leur territoire respectif et une mise en lumière des potentielles relations entre couples de territoires voisins.

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Ainsi, des balises radio (UHF) extrêmement légères et au design spécifiquement conçu, seront posées sur plusieurs adultes, mâles et femelles. L’utilisation de cette technique a pour ambition de révéler, pour la première fois de manière détaillée, les relations entre les adultes et leurs jeunes en fin de période de reproduction, durant les 4 à 8 semaines séparant l’envol du nid de ces derniers et leur départ définitif de leur territoire d’origine. Nous tenterons notamment d’examiner la transition entre le nourrissage par les adultes et l’autonomie alimentaire via l’apprentissage de l’utilisation de l’outils complexe et spécialisé que constitue leur bec.

Par ailleurs, existe-t-il une période durant laquelle les jeunes, après avoir quitté le nid et alors qu’ils suivent en permanence au moins un de leurs parents, connaissent une vie non cavernicole, ne passant pas la nuit dans une loge mais directement sur une branche, les rendant ainsi plus exposés aux prédateurs et aux éléments ? C’est une des questions qui sera abordée par la pose de caméras automatiques face à l’ensemble des loges de plusieurs territoires durant l’été. Caméras automatiques et radiotracking devraient également permettre, pour la première fois, d’en savoir plus sur le taux de mortalité des jeunes pics noir après l’envol du nid.

Intelligent mais à la tête dure !

S’il est admis par la communauté scientifique que les Corvidae (pies, corbeaux, geais), les Psittacidae (perroquets, cacatoès),  les Bucerotidae (calaos) et certains rapaces sont les oiseaux à l’intellect le plus développé, peu s’imaginent que les pics ont un cerveau particulièrement volumineux par rapport à la taille de leur corps et sont considérés comme également très avancés en matière de développement cognitif. Utiliser l’outils complexe qu’est leur bec, creuser des loges aux dimensions adéquates et naviguer au sein de vastes territoires, comme c’est le cas pour le pic noir (jusqu’à 800 ha pour un couple), nécessite des capacités cognitives et une mémoire spatiale hors norme.

D’autant que, lorsqu’il tambourine, le cerveau d’un pic peut encaisser une accélération 300 fois supérieure à celle d’un astronaute au décollage et 35 fois plus que ce qui provoquerait la mort de n’importe quel être humain ! Un record dans le monde animal ! De tels chocs provoquent chez lui de nombreuses lésions cérébrales sans pour autant porter à conséquence, ce qui en a fait récemment un important modèle pour la recherche médicale sur la maladie d’Alzheimer. Mais que sait-on vraiment de la cognition chez les pics ? Les études scientifiques sur ce sujet restent encore extrêmement rares.

Améliorer nos connaissances sur la cognition animale est indispensable pour mieux appréhender les capacités adaptatives des espèces dans un environnement aujourd’hui en plein changement. Ainsi, coloniser de nouveaux habitats et s’adapter à des milieux de plus en plus fragmentés, comme le fait le pic noir depuis quelques décennies, nécessite de fortes capacités d’innovations, tant en matière de recherche de nourriture qu’en matière d’adaptation à un environnement de plus en plus urbanisé.

 

 

Autre point exceptionnel de cette espèce : son mode de vie particulièrement solitaire, y compris au sein de la famille des Picidae. Or, il est généralement admis par la communauté scientifique que l’acquisition, au cours de l’évolution, d’un cerveau de grande taille est corrélée à une vie sociale développée. C’est l’hypothèse du « cerveau social » (Social Brain Hypothesis, en anglais). Le pic noir, au contraire, semble plutôt accréditer une hypothèse alternative, celle d’un gros cerveau acquis du fait de la complexité de l’utilisation de son bec, outils hautement spécialisé et pourtant multifonctionnel (Extracting foraging hypothesis). Ainsi, il semble que le pic noir pourrait être l’héritier d’une version différente de l’évolution de l’intelligence animale !

Enfin, l’essentiel de nos connaissances sur la cognition des oiseaux nous vient de travaux effectués en laboratoire ou hors contexte naturel. En comparaison, peu d’études ont été effectuées directement sur le terrain et les pics sont parmi les grands oubliés de ces recherches.

 

Dans la tête du pic noir !

Un des objectifs de la phase 2 de ce projet est de développer une batterie de tests cognitifs sur des pics noir en conditions naturelles, sans perturbation des oiseaux. Seront particulièrement en ligne de mire une étude sur la mémoire à court terme, la mémoire à long terme, la mémoire spatiale, la plasticité cérébrale ainsi que sur la communication et la reconnaissance individuelle. Les techniques et méthodes utilisées, dérivées des recherche en sciences cognitives et en bioacoustique, sont en cours de développement.

Pour en savoir plus...

Au fil des décennies, de nombreux test cognitifs ont été mis au points par les spécialistes du comportement des oiseaux et par les chercheurs en neurosciences à travers le monde. Généralement adaptés à des espèces très étudiées, tels les corbeaux ou les perroquets, et en milieu contrôlé, la difficulté ici est d’en adapter un panel à une espèce à la morphologie et à l’écologie très différente, qui plus est en milieu naturel ! Il s’agit là d’un travail totalement original, jamais réalisé auparavant.

Associée à l’étude des déplacements au sein des territoires, la mémoire spatiale sera appréhendée par la méthode du radiotracking déjà évoquée plus haut.

Enfin, l’étude de la variabilité individuelle des émissions vocales ainsi que de la communication entre individus est un élément important pour en évaluer le degré de complexité. Les pics noirs se reconnaissent-ils individuellement ? Au sein du couple ? Face à des occupants de territoires voisins ? Autant de questions qui seront étudiées par l’analyse fine de sonagrammes issus d’enregistrement sur le terrain, à l’aide de microphones de grande performance.

Des perruches et des pics

Depuis la fin du mois de décembre 2022, la perruche à collier (Psittacula krameri) est arrivée dans notre zone d’étude en provenance d’Ile-de-France. Cette espèce exotique, originaire d’Afrique tropicale, d’Inde et d’Asie du sud-est, a été introduite en France dans les années 1970 et plus de 5300 individus ont été recensés en 2018 autour de la capitale.

La question du caractère invasif de cet oiseau cavernicole en pleine expansion est aujourd’hui en plein débat, notamment au sujet d’une possible concurrence avec des espèces locales telles que le pic vert, le moineau domestique, la sittelle torchepot ou l’étourneau sansonnet. Par ailleurs, dans un parc de la banlieue parisienne où notre équipe suit également le pic noir et où la densité de perruche est maximale, les deux espèces occupent les mêmes sites de reproduction et des cavités d’arbres de tailles relativement comparables.

 

 

Comment la rencontre entre pic noir et perruche à collier va-t-elle se dérouler au sein d’une forêt de 4000ha et de ses bois périphériques ? S’il est peu probable, d’après les études récentes, que cette dernière pénètre le cœur du massif, les deux espèces vont-elles progressivement entrer en concurrence, notamment dans les milieux semi-ouverts récemment conquis par le pic noir ? Et quel impact cette perruche va-t-elle avoir sur les espèces fréquentant les loges de pic noir, telle le pigeon colombin ?

 

L’arrivée d’un concurrent potentiel ?

L’arrivée extrêmement récente de la perruche à collier dans notre zone d’étude offre l’opportunité de suivre l’installation possible de cette espèce depuis quasiment le premier jour et à l’échelle de l’ensemble d’un massif forestier ! De plus, la connaissance précise des territoires de pics noirs sur ce massif procure un outils unique et exceptionnel pour mesurer l’éventuel impact de la rencontre des ces deux oiseaux de grande taille, à l’intellect développé et nichant dans des cavités de tailles similaires !

Pour en savoir plus...

Ici, le recensement et la cartographie déjà effectués de la centaine de loges de pic noir actuellement existantes au sein du massif forestier étudié et de ses bois périphériques constitueront un atout majeur dans le suivi de l’installation de la perruche à collier. Cependant, un fort décalage dans le temps peut exister entre l’apparition de cette espèce dans un secteur donné et son installation réelle et progressive en tant qu’espèce nicheuse. Il s’agit là d’un suivi probable sur plusieurs années.